Il est 20 heures, je sors des Urgences du CHU de Caen.
J'ai 27 ans, c'était la première fois de ma vie que j'ai eu recours à un service urgentiste.
J'espère ne plus y retourner car, comme tout le monde, je préfère une vie loin des coups douloureux qu'elle nous réserve parfois. Mais surtout, parce que je soupçonnais à peine dans quel état d'urgence humaine et matérielle se trouve les Urgences.
A 16h30, je me présente à l'accueil. Jusqu'à 17h45, j'attends d'être reçu par une infirmière déjà très sollicitée.
On me fait patienter à l'angle d'un couloir entre courants d'air, portes qui claquent, allées et venues incessantes de brancards.
Je suis debout pendant une bonne heure, puisque nous sommes trois à attendre et il n'y a qu'une chaise dans le couloir (à la fin d'un entretien, sortant de son cabinet, l'infirmière, aimable et dévouée, qui s'est aperçue de ce détail, se charge illico de m'amener un fauteuil à roulette inoccupé pour personne à mobilité réduite).
17h45 donc. J'entre enfin dans le petit bureau, expose mon problème (un rapport sexuel de moins de 48h avec prise de risque involontaire). Bien que je la sente pressée par le temps, l'infirmière m'écoute avec attention, m'expose le protocole à suivre pour le traitement "PPE".
18h10. L'entretien est terminé ; une prise de sang est nécessaire. Je suis accompagné vers un grand hall, sorte de zone d'attente de transfert avant la répartition des patients dans les secteurs de soins spécialisés. Une heure supplémentaire à patienter pendant laquelle j'ai pu observer avec stupéfaction la détresse, à des degrés divers, des personnes souffrantes, du personnel hospitalier et des visiteurs présents.
Du côté des patients (âgés pour la plupart) : complaintes de douleur ; sons inarticulés ; plaintes fusant de toutes parts ("Melle ! Melle! Je veux faire pipi!", insiste une vieille dame auprès de la première blouse blanche qui passe devant ses yeux, "Cacaaa! Cacaaa!", croasse à s'en étouffer un vieil homme, à intervalles réguliers).
Du côté du personnel : évoluant dans ce vacarme lugubre, les femmes et les hommes en charge de la zone ressemblent à des équilibristes chevronnés. Mais toute la difficulté de l'art de l'équilibriste tient au fait qu'il n'a pas droit au faux pas, menacé par la chute dans le vide. En l'espace d'à peine 10 minutes, j'ai vu un infirmier rationaliser l'espace en déplaçant des brancards, puis aider au changement d'une couche, puis enregistrer des données informatiques, puis à nouveau des brancards à ordonner, puis répondre au mieux aux sollicitations de souffrants alités.
Même type de scénario avec l'infirmière venue me faire ma prise de sang. Entre deux coups de feu, elle m'invite à la suivre dans une salle à part pour pratiquer dans le calme. Pas de salle disponible. La prise de sang se fera donc sur les chaises pour visiteurs dans le hall, devant tout le monde. Comme pour la première infirmière, une certaine tension est palpable dans ses paroles et ses gestes. Gants, piqûre, coton, on en voit le bout quand même. Elle vient tout juste de retirer l'aiguille qu'un monsieur âgé, sorti d'un box avec rideaux, déambule dans le hall avec une main ensanglantée. Il n'avait pas remarqué qu'il était sous perfusion et a arraché à son insu le matériel... Je n'existe déjà plus (je comprends parfaitement) : l'infirmière se rue vers lui pour le secourir. Quelques minutes avant, deux infirmières aident une dame immobilisée à uriner. Elles échangent quelques mots : "Pourquoi y a-t-il autant de gens alités qui sont encore là alors qu'en haut, les chambres sont prêtes?" "Oui, c'est n'importe quoi. Mais ça, c'est les cadres... J'en ai marre.", lui répond sa collègue.
J'ai du mal à croire que cette "organisation" puisse fonctionner à flux tendus en permanence, sans qu'il n'y ait jamais d'erreurs bénignes ou graves, de "faux pas", de "chute dans le vide"...
Les quelques visiteurs, quant à eux, sont tout aussi stupéfaits par ce qui se déroule. Certains parfois détournent les yeux devant telle ou telle scène rebutante. D'autres sont trop absorbés par le mal qui touche celui ou celle qu'ils visitent pour prêter attention à ce (et ceux) qui les entoure.
En attendant (et oui, encore...) de pouvoir ressortir avec les médicaments du PPE, je prends l'air, j'appelle des amis pour me changer les idées. Ce sera l'occasion d'une dernière scène ubuesque mais à l'extérieur cette fois. Une dame au bras emplâtré quitte le bâtiment en rage alors qu'il lui faut des soins supplémentaires. Elle crie à sa fille qu'elle ne supporte plus d'attendre aussi longtemps aux Urgences, ce qu'elle a fait plusieurs fois dans la semaine. La mère s'en va, la fille monte chercher illico le médecin. Ce dernier déboule à toute allure puis s'en va courir à l'extérieur pour rattraper la dame, qu'il finira par convaincre...
Il est 20 heures. J'ai mon traitement et un petit tract syndical dans mon sac.
Je monte dans le tramway, m'assois, réfléchit. Ne rien dire de tout ce qui vient de se dérouler en si peu de temps reviendrait, indirectement, à cautionner cette situation aberrante. Je suis conscient aussi que des centaines d'autres personnes ont vécu au moins ce que j'ai vécu et même pour beaucoup d'autres, des situations bien plus insupportables. La boîte mail du standard doit regorger de courriels incendiaires et la boîte aux lettres de courriers critiques. Mais je pense aussi à toutes ces personnes dont la santé publique en général et les Urgences en particulier est le métier. Et quel dur métier, même dans des conditions plus clémentes!
Jusqu'où va-t-on descendre dans l'échelle des soins? Car il ne s'agissait pas d'un hospice miteux réquisitionné faute de mieux pour une mission humanitaire dans un pays sous-développé. Non, il s'agissait du CHU de Caen, en France, au XXIème siècle.
Je soutiens de toute évidence les revendications du personnel des Urgences caennaises. La Santé est en mauvaise santé...
Source: N.....